Nos jours, absolument, doivent être illuminés

 

La prison n'est pas un lieu que l'on traverse. C'est un espace fermé, hors de la vue et de la pensée de la cité. Et pourtant, quelques instants, sous le soleil de l'été, cet espace s'est entr'ouvert. Le chant des détenus a résonné depuis l'intérieur de la prison et s'est noué un lien entre eux et ceux du dehors. Les voix se sont depuis éteintes, mais elles ont été entendues et cela suffit.

Aujourd'hui, tout a disparu. Ne restent que quelques images, quelques sons, quelques souvenirs. Les spectateurs se sont dispersés. Les détenus sont repartis, hors de nos vies, invisibles en prison ou de retour dans l'anonymat de l'extérieur. Nous ne saurons jamais ce que ce projet a touché en eux. Nous ne saurons jamais non plus ce que ce projet a touché en nous… Si ce n'est l'émotion pure de la rencontre, celle qui advient lorsque ce qui sépare disparaît, lorsque notre simple condition humaine nous réunit.

 

Il y a quelques années, j'étais allé présenter un de mes films dans cette maison d'arrêt d'Orléans. L'expérience m'avait bouleversé.

D'abord, il faut y entrer et franchir, lentement, l'une après l'autre, les portes qui séparent progressivement le visiteur de l'extérieur. La grande nef, les rangées de portes de cellules, les détenus et les gardiens qui circulent… Les souvenirs de films, de livres, mais aussi les idées reçues sur la prison font qu'on ne la découvre pas vraiment. Pourtant, rien ne peut préparer à la sensation éprouvante qui surgit lorsqu'on y entre la première fois.

Ensuite, il y a la rencontre avec les détenus. Ce qui saute aux yeux dès qu'on les voit : leurs manières de se tenir, de parler, de s'habiller… Tout indique d'où ils viennent. La réalité de ce lumpenproletariat que l'on exclut de nos sociétés civilisées prend corps.

Finalement, le sentiment d'inutilité d'être venu montrer un film, le sentiment d'une bonne conscience amère, mais aussi cette certitude que créer du possible en prison peut advenir si on y reste le temps nécessaire, ce besoin justement d'y revenir.

 

Lorsque le collectif Mixar m'a invité à créer une œuvre in situ à Orléans, seule la maison d'arrêt comme lieu d'intervention m'était apparu comme évident. Et rapidement l'envie de créer du lien entre ceux de l'intérieur et ceux de l'extérieur s'est imposée, rapidement suivie par l'idée d'un concert des détenus pour un public venu les écouter au dehors : la simplicité du chant comme moyen de créer du lien, du partage, sa capacité à s'inscrire en nous et entre nous.

Interviewée par France 3, une des détenues a déclaré qu’elle aimait dans ce projet la possibilité offerte de « se présenter autrement que comme des monstres ». Des voix uniquement, hors de ces images clichées des détenus que nous avons tous : le taulard dangereux devant être mis au banc de la société ou le prisonnier victime de l'injustice de la justice instituée. Uniquement les voix d'êtres humains capables de transmettre de l'émotion, de la fragilité, de la beauté. De la grâce.

Je n'adhère pas aux grandes déclarations d'intention sur l'art, ou plutôt sur la culture, comme moyen de créer du possible, du partage, du sens, de rendre la vie plus riche… La culture est toujours possiblement un outil de domination, au mieux elle en adoucit à peine les dégâts. Pourtant, là, en prison, pour la première fois, j'ai ressenti qu'y être venu pour travailler avec les détenus avait un sens : celui du plaisir. C'est très peu que les détenus aient pris plaisir à chanter et à s'adresser à ceux qu'ils aiment au-dehors, mais c'est déjà beaucoup.

C'est dans cet en-deçà du politique justement que ce projet a pris sens, c'est dans cet en-deçà justement que le politique intervient, le politique comme action concrète. L'art qui permet de s'échapper un temps de la dureté du réel et non celui qui se contente de dénoncer, même s'il restera toujours nécessaire de le faire. L'art qui s'engage dans le réel. Un art conscient de la vulnérabilité humaine. Un art qui définit ses sujets comme humains et non plus comme victimes. Un art éphémère, pauvre, modeste, qui nous inscrit dans le monde avant tout comme des êtres fragiles.

Le concert a eu lieu.

Et nous avons très vite ressenti le besoin de laisser une trace de ce que nous avions vécu lors de ce projet. Toute tentative d'archivage, de retransmission de tels moments est forcément lacunaire, lui manquera toujours la force du réel et du temps direct. Mais nous avons souhaité, encore une fois, faire entendre la voix de ceux-là mêmes que l'on nous cache mais qui sont autres que des monstres, faire entendre le chant de ces absents qui sont pourtant tels que nous. Une nouvelle fois avant de refermer, pour un temps, la brèche entr'ouverte dans ce mur de la maison d'arrêt d'Orléans.

 

Jean-Gabriel Périot
texte du livret du coffret CD/DVD publié autour du projet